« Voit apoié desor son cote / un riche home qui se gisoit / sor un drap de soie, et lisoit / une pucele devant lui / en un romans, ne sai de cui » (Yvain ou Le Chevalier au lion, v.5356-5360)
Textes lus par Marie-Sophie Ferdane (Comédie française)
et commentés par Michel Zink (Collège de France)
Ecole Normale Supérieure Ulm - 2012-2013
Conférence organisée par Delphine Meunier, Béatrice Devevey et Anne Duguet
Illustration : Détail d'une miniature de Lancelot combattant en duel pour l'honneur de la reine, La Queste del Saint Grael (ff.2-53) ; Morte Artu (ff.53-96) (Additional 10294), c. 1316, British Library : https://www.bl.uk/catalogues/illuminatedmanuscripts/ILLUMIN.ASP?Size=mid&IllID=52086
Lien Savoirs : http://savoirs.ens.fr/expose.php?id=1171
Présentation de la conférence
La série Kaamelott d’Alexandre Astier ou les romans pour la jeunesse comme ceux d’Odile Weulersse en sont des preuves évidentes : l’univers arthurien inventé par Chrétien de Troyes (1130 – 1185) fascine encore aujourd’hui. Qui sont donc Arthur et ces illustres chevaliers de la Table Ronde ? Et pourquoi le nom de Chrétien de Troyes résonne-t-il toujours à nos oreilles comme celui du premier grand romancier de notre littérature ? Michel Zink et Marie-Sophie Ferdane nous éclairent.
Produite pour l’essentiel entre 1170 et 1185, l’œuvre de Chrétien de Troyes, clerc au service de la cour de Champagne, marque un tournant décisif dans la production littéraire de l’époque. Michel Zink en rappelle les origines (du début à 29:29) : la « mise en roman », cet acte de traduction qui a donné naissance à un genre littéraire à part entière, permet d’abord la création d’une grande geste historique, dont on peut reconstituer le parcours, allant des Troyens (Roman de Troie, Roman d’Enéas) à la glorification d’Henri II Plantagenêt (Wace, Roman de Rou), en passant par les Grecs (Roman de Thèbes) et les Anglo-Normands (Wace, Roman de Brut). Vingt ans après Wace, traducteur de Geoffroy de Monmouth (Historia Regum Brittaniae), Chrétien de Troyes opère un changement de trajectoire, passant de la « matière de Rome » à la « matière de Bretagne »1, des récits historiques et dynastiques au roman consacré à un seul personnage principal. Si Chrétien de Troyes n’invente pas la figure d’Arthur, roi mi-légendaire, mi-historique apparu avec Geoffroy de Monmouth et Wace, il en développe le potentiel littéraire et le met, si l’on peut dire, à la mode, inaugurant par là-même le genre du roman de chevalerie (texte 6, de 01:01:59 à 01:04:44).
Transformant les principes de l’amour courtois (la fin’amor) et ceux de « l’amour de loin »2, Chrétien de Troyes, lui-même auteur de Chansons érotiques, se fait aussi le romancier de l’amour conjugal. Il décrit, tantôt avec une audace mesurée (texte 2, de 34:28 à 35:44), tantôt avec humour (rêverie de Perceval devant les gouttes de sang sur la neige), les plaisirs de l’amour réciproque dans le cadre du mariage (texte 3, de 40:58 à 41:53), sans négliger d’accorder de l’attention au désir féminin. Cette conception de l’amour, extrêmement innovante, l’a conduit à s’insurger contre le mythe de Tristan et Iseut, qu’il essaya, dit-on, de réécrire sous une forme moralisée.
L’innovation majeure de l’auteur reste l’invention du chevalier errant, figure irréaliste pour l’époque, qui se met en quête d’aventure pour accomplir son destin (texte 5, de 53:42 à 58:55), se faire une place et surtout un nom dans le monde. Chrétien conçoit ainsi chaque récit comme un roman de formation (Bildungsroman) au cours duquel le héros est moins à la recherche de la victoire que de lui-même. Michel Zink rappelle ainsi que la structure fondamentale de chaque roman est double : d’abord, le héros parvient, sans effort et rapidement, au but, sans comprendre cependant l’enjeu de sa victoire et les devoirs qu’elle implique (texte 7, de de 01:07:06 à 01:10:04 et texte 8, de 01:11:16 à 01:15:23). Il perd tout, parfois jusqu’à son nom et sa conscience (Yvain). Le chevalier doit alors refaire, douloureusement, le chemin qu’il avait parcouru inconsciemment. Chrétien de Troyes est donc bien un moraliste, mais nullement un poète ennuyeux. Inventeur du couplet d’octosyllabes brisé et des transitions glissées en une seule phrase, c’est aussi un humoriste et un fin styliste, quelque peu « pince-sans-rire » selon le mot de Michel Zink. Marie-Sophie Ferdane nous le donne à entendre dès le premier texte (de 29:30 à 30:46) puis dans l’épisode fameux du gardien des taureaux terriblement laid (de de 53:42 à 58:55). A savourer sans modération !
Adèle Payen de la Garanderie
1 Selon la distinction opérée par Jean Bodel dans son Prologue de la Chanson des Saxons entre trois « matières », celle de Rome, celle de Bretagne et celle de France.
2 Poème de Jaufré Rudel.
Références des textes lus
1. Le Prologue d’Erec et Enide
2. La nuit de noces d’Erec et Enide
3. La réconciliation d’Erec et Enide
4. Lancelot ou Le chevalier de la charrette: la rencontre du nain avec la charrette
5. Yvain ou Le Chevalier au lion: la rencontre avec le vilain, gardien des taureaux
6. Perceval ou Le Conte du Graal: le départ de Perceval et sa rencontre avec les chevaliers
7. Perceval ou Le Conte du Graal: le cortège du Graal
8. Perceval ou Le Conte du Graal: l’épisode du Roi Pécheur