Textes lus par Marie-Sophie Ferdane (Comédie française)
et commentés par Irlande Saurin (ENS)
Ecole Normale Supérieure Ulm - 2011/2012
Conférence organisée par Anne Duguet et Delphine Meunier
Illustration : Jean Jacques Rousseau (1712–1778), After a model by Jean Antoine Houdon, late 18th century, after model of 1778, Gift of J. Pierpont Morgan (1908), Metropolitan Museum of Art (New York) : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/190711
Lien Savoirs : http://savoirs.ens.fr/expose.php?id=780
Présentation de la conférence
Il est à première vue difficile de caractériser l’œuvre de l’homme des Lumières qu’est Jean-Jacques Rousseau (1712 – 1778) autrement que par sa très grande diversité. Dans une ébauche de ses Confessions, le Genevois rappelle lui-même la variété des styles et des objets qu’il a embrassés au cours de sa carrière philosophique et littéraire : « Mon style inégal et naturel, tantôt rapide et tantôt diffus, tantôt sage et tantôt fou, tantôt grave et tantôt gai [fait] lui-même partie de mon histoire ». Cependant, au-delà de ces variations indéniables, Irlande Saurin remarque que son écriture a toujours pour rôle de permettre à l’homme de saisir sa propre sensibilité. Chez Rousseau,l’expression ne se contente donc pas de traduire une pensée. Dans le champ autobiographique comme dans celui de la philosophie politique, elle possède un fort pouvoir de modification de l’individu.
> Pour aller plus loin, voir une présentation du parcours biographique et littéraire de Rousseau
La prise de parole chez Rousseau possède un statut ambivalentcar c’est elle qui a fait la gloire et la misère du philosophe. Comme en témoigne une page des Rêveries du promeneur solitaire(extrait 1, de 9 : 20 à 16 : 30), celui-ci mène à la fin de sa vie une existence absolument solitaire. À la fois désolé et résigné, il explique que son isolement progressif est avant tout lié à ses prises de positions. En 1762 ont notamment été sévèrement condamnés Émileet Du Contrat Social. En proie à la persécution mi-réelle et mi-imaginée de ses contemporains, l’auteur se trouve in finedans une situation d’indépendance radicale proche de l’état de nature qu’il a théorisé dans ses œuvres philosophiques.
> Pour aller plus loin, voir un article sur la « singulière unité » de l’œuvre de Rousseau
> Voir une estampe présentant Rousseau en train d’herboriser
Partie 1 - Rousseau, théoricien de la propriété
En 1755, Rousseau est déjà une célébrité grâce à son « premiers » discours de 1751 où il a affirmé, à rebours de l’opinion de son temps, que la société des hommes est une puissance corruptrice. Son « deuxième » discours est l’occasion de pousser encore avant la polémique avec ses contemporains. Il cherche en effet à y démontrer l’artificialité des inégalités entre les hommes. Dans la seconde partie du discours de 1755 (extrait 2, de 24 : 45 à 26 : 00), il met en scène de façon théâtrale et frappante le passage de l’état de nature à la société civile. L’enjeu n’est en réalité pas de déterminer si cette transition était contingente ou nécessaire. Il s’agit plutôt d’interpeler le lecteur en lui démontrant que l’inégalité ne peut être abordée que comme une question collective, sociale et politique.
Les thèmes de la violence qui sous-tend la propriété et de l’arbitraire des inégalités sont repris dans le traité d’éducation L’Émile(extrait 3, de 34 : 35 à 39 : 10). À travers un dialogue incisif, Rousseau y montre combien il est difficile de fonder la propriété sur le travail ou de la faire distinguer à un enfant de la simple appropriation par la force. La description d’Émile, découvrant par lui-même et au fil de ses expériences concrètes, les fondements de l’injuste propriété civile est typique de la méthode éducative rousseauiste et rejoint thématiquement le travail autobiographique qu’il a mené sur sa propre enfance.
Partie 2 - Rousseau, inventeur de l’autobiographie moderne
Conformément à ce qu’il l’affirme dans le préambule de ses posthumes Confessions (extrait 4, de 43 : 10 à 45 : 10), Rousseau passe aujourd’hui pour le créateur de l’autobiographie moderne. Cela s’explique par son éloignement des modèles précédemment établis par Augustin et Montaigne ainsi que par l’importance singulière qu’il accorde aux périodes de l’enfance et de l’adolescence.
> Pour aller plus loin, voir un article sur les liens entre musique et expression dans Les Confessions
D’un côté, Rousseau apparaît beaucoup plus solennel et attaché à son individualité que l’auteur des Essais. De l’autre, ce n’est pas devant Dieu, mais par ses contemporains, qu’il prétend être jugé. Décidé à ne rien cacher à son lecteur, Rousseau sépare sans hésitation la vertu et la pudeur Par ses aveux, par exemple celui d’avoir pris du plaisir enfant à recevoir une fessée (extrait 5, de 50:50 à 55:40), il fait de son intimité un sujet littéraire sérieux et légitime. Parfois crue, son autobiographie apparaît aujourd’hui encore très moderne, en particulier parce que des traits marquant de la personnalité de l’auteur, comme son incapacité à supporter les inégalités, sont expliqués par des épisodes de sa prime enfance.
> Voir le frontispice de L’Emile par Cochin, « L’Education de l’homme commence à la naissance »
Attaché à raconter comment la souffrance causée chez lui par l’accusation injuste d’avoir cassé un peigne a suffi à faire de lui un être moral (extrait 6, de 58 : 30 à 1 : 04 : 35), Rousseau critique les moyens conventionnels d’instruction des enfants, à commencer par les fameuses fables de La Fontaine (extrait 7, de 1 : 07 : 25 à 1 : 14 :05) qu’il accuse de gâter les consciences. Selon Rousseau, c’est à la puberté que se développent l’humanité et la sensibilité de chacun. Il présente donc une vision très positive de l’agitation adolescente (extrait 8, de 1 : 16 : 25 de 1 : 18 : 10), occasion privilégiée selon lui pour apprendre la maîtrise des passions.
> Pour aller plus loin, voir cet article où P. Lejeune, spécialiste du pacte autobiographique, défend l’idée que Les Confessions est une œuvre révolutionnaire
Partie 3 – L’expression, un acte politique fondamental
La deuxième maxime sur la piété de Rousseau affirme (extrait 9, de 1 : 20 : 50 de 1 : 22 : 00) qu’« on ne plaint jamais dans autrui que les maux dont on ne se croit pas exempt soi-même. », ce qui revient à dire que seule une relative égalité des conditions permet à l’homme de devenir véritablement humain.
La question de l’avènement d’un ordre égal entre les hommes est l’objet du dense Contrat Socialde Rousseau. Plutôt que de s’interroger longuement sur l’apparition de la société, Rousseau s’y appesantit sur les moyens de rendre juste la coexistence des hommes (extrait 10, de 1 : 24 : 35 à 1 : 25 : 50). En proposant le concept de « volonté générale » (extrait 11, de 1 : 27 : 30 à 1 : 28 : 45), il signe l’acte de naissance du « peuple ». Là encore, l’expression joue un rôle fondamental : c’est elle qui permet le passage de la pluralité à un « nous ». Si le peuple existe, c’est d’abord en tant que sujet énonciateur d’une loi.
Partie 4 – Rêveries, beauté et sentiment d’existence : Rousseau préromantique
La dernière contribution de Rousseau à la modernité littéraire réside dans sa capacité à décrire de manière minutieuse les moindres mouvements de l’âme. Cette peinture des sentiments est particulièrement importante dans son roman épistolaire Julie ou la Nouvelle Héloïse(extrait 12, de 1 : 36 : 40 à 1 : 40 : 45), œuvre considérée comme préromantique et dont le succès ne s’est pas démenti au cours du XIXesiècle.
> Voir La Nouvelle Héloïse illustrée par Moreau le Jeune
Cependant, comme en attestent les deux derniers passages lus par Marie-Sophie Ferdane, cette scrutation de la sensibilité par Rousseau ne s’apparente nullement à de la sensiblerie et n’est pas réservée aux effusions amoureuses. Dans les Rêveries du promeneur solitaire, l’art et le style du philosophe-écrivain sont ainsi mis au service de la narration humoristique et distanciée de certaines de ses mésaventures (extrait 13,de 1 : 44 : 15 à 1 : 50 : 05) ou de la pure célébration du sentiment d’exister, indépendamment de toute stimulation passionnelle (extrait 14, de 1 : 52 : 35 à 1 : 55 : 15).
> Voir cette émission sur le sentiment de l’existence dans les Rêveries du promeneur solitaire
Lucie Rondeau du Noyer.
Références des textes lus
- Une voix rejetée hors du monde (« Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère (…) Ils se sont ôtés sur moi et tout empire et je puis désormais me moquer d’eux ») - Les Rêveries du promeneur solitaire. De 9 : 20 à 16 : 30
- L’avènement de la société civile (« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire (…) tâchons de rassembler sous un seul point de vue cette lente succession d'événements et de connaissance, dans leur ordre le plus naturel ») – Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Seconde partie. De 24 : 45 à 26 : 00
- Émile découvre la propriété (« L’enfant vivant à la campagne (…) si vous touchez mes melons ») - Émile ou De l'éducation, livre II. De 34 : 35 à 39 : 10
- Les Confessions, préambule. De 43 : 10 à 45 : 10
- La fessée (« Comme mademoiselle Lambercier avait pour nous l'affection d'une mère (…) et mon cœur se soulevait à ce seul souvenir… ») - Les Confessions, Livre I. De 50 : 50 à 55 : 40
- Le peigne cassé (« J'étudiais un jour seul ma leçon (…) c’était en apparence la même situation, et en effet une tout autre manière d’être ») - Les Confessions, Livre I. De 58 : 30 à 1 : 04 : 35
- « Le Corbeau et le Renard » revu et corrigé par Rousseau - Émile ou De l'éducation, livre II. De 1 : 07 : 25 à 1 : 14 :05
- L’éveil de la sensibilité à l’adolescence (« Que nous passons rapidement sur cette terre ! (…) rien d’humain n’est étranger à lui. ») - Émile ou De l'éducation, livre IV. De 1 : 16 : 25 de 1 : 18 : 10
- Deuxième maxime de la pitié - Émile ou De l'éducation, livre IV. De 1 : 20 : 50 de 1 : 22 : 00
- Rendre juste la coexistence des hommes - Du contrat social, Chapitre 1, Livre I. De 1 : 24 : 35 à 1 : 25 : 50
- La naissance du peuple - Du contrat social, Chapitre 6, Livre I. De 1 : 27 : 30 à 1 : 28 : 45
- Les effusions d’anciens amants (« Revenus lentement au port (…) mais que ce soir la dernière fois qu’ils auront parlé sur ce ton ») – Julie ou la Nouvelle Héloïse. De 1 : 36 : 40 à 1 : 40 : 45
- Un accident rapporté sans complaisance (« Le jeudi 24 octobre 1776 (…) Voilà très fidèlement l’histoire de mon accident ») - Les Rêveries du promeneur solitaire, deuxième promenade. De 1 : 44 : 15 à 1 : 50 : 05
- L’expérience pure du sentiment d’exister (« J’allais volontiers m’asseoir au bord du lac (…) troublé par la douceur ».) -Les Rêveries du promeneur solitaire, cinquième promenade. De 1 : 52 : 35 à 1 : 55 : 15