Le Voyage autour du monde, de Bougainville

« Le Voyage de Bougainville est le seul qui m'ait donné du goût pour une autre contrée que la mienne » (Diderot)

Textes lus par Yoann Gasiorowski (Comédie-Française)
et commentés par François Moureau (Professeur émérite à Paris IV)

Ecole Normale Supérieure Ulm - 2017/2018
Conférence organisée par Anne Bugner, Julien Baldacini et Nathanaël Travier

Illustration : A Frigate at Anchor, Saluting a Nearby Yacht, Willem van de Velde I, 17ème siècle, Anonymous Gift (2005), Metropolitan Museum of Art (New York) : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/370753

Article de présentation de la soirée : http://lavoixduntexte.fr/soiree-voyage-au…-monde-mars-2018/

Lien Savoirs : http://savoirs.ens.fr/expose.php?id=3431

Présentation de la conférence


Louis-Antoine de Bougainville (1729 – 1811) est passé à la postérité comme le navigateur ayant mené à bien, entre 1766 et 1769, le premier tour du monde officiel français. De retour en France, cet officier qui se réclamait des Lumières publie en 1771 Le Voyage autour du monde, une version publique de son journal de voyage. Si l’ouvrage n’est pas immédiatement considéré comme relevant de la littérature, il marque durablement les esprits et inspire les contemporains à commencer par Diderot.

Partie 1 - Un texte littéraire ?

Spécialiste de la littérature de voyage à l’époque moderne (XVIe – XVIIIe siècle), François Moureau rappelle qu’elle n’était pas alors un genre littéraire. Lors de sa parution en 1771, Le Voyage autour du monde est considéré comme un écrit savant et géographique. Autre originalité de l’époque moderne, les voyageurs et les auteurs de récits de voyage sont le plus souvent distincts. Les premiers confient à leurs « relateurs » des documents bruts que les seconds élaborent sous forme de récit. Les relations de voyage deviennent des œuvres littéraires à part entière au XIXe siècle seulement, après la publication de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) de Chateaubriand et l’essor d’une presse de voyage spécialisée.

Partie 2 - Un voyage politique

Comme l’expédition à son origine, Le Voyage autour du monde, dédicacé au roi Louis XV, possède d’abord une fonction politique (extrait 1, de 05 : 50 à 07 : 00). Il s’agit, après la guerre de Sept Ans (1756 – 1763) et l’abandon de la Nouvelle-France (actuel Canada), de réaffirmer la puissance militaire et coloniale de la France. L’expédition de Bougainville vise à cartographier, à nommer et à occuper, au moins symboliquement, les terres émergées de la zone Pacifique. Dans les années 1760, celles-ci sont encore largement inconnues. De nombreux contemporains de Bougainville croient ainsi que l’océan Pacifique abrite un vaste continent austral. Cette terre mythique, héritée de la vision ptoléméenne du monde, est le siège de nombreuses utopies littéraires auxquelles Le Voyage autour du monde va opposer un démenti.

>> Retrouvez ici un planisphère élaboré selon la conception ptoléméenne du monde

Au XVIIIe siècle, il était encore courant de se référer à la Cosmographie de Ptolémée, mise en carte par les humanistes de la Renaissance. Le géographe grec postulait, sans la démontrer, l’existence d’un immense continent austral dans l’hémisphère Sud.

Partie 3 - Bougainville, marin malgré lui

Comme le souligne le portrait que lui consacre Diderot dans le Supplément au Voyage de Bougainville (1796) (extrait 2, de 15 : 17 à 18 : 15), la biographie du voyageur français n’est pas exempte de surprises ni de contradictions. En dépit de son tour du monde sur mer, il n’est jamais pleinement accepté dans le milieu marin. Parisien d’origine, il étudie le droit, exerce le métier d’avocat et se passionne pour les mathématiques. Il rejoint ensuite l’infanterie en tant qu’officier et passe plusieurs années en Nouvelle-France. Il y fréquente des Amérindiens et défend les positions françaises avant la défaite de 1763. Plutôt que ses qualités de marin, c’est sa proximité avec l’entourage de Madame de Pompadour et les ministres Choiseul et Pralin qui le place à la tête de missions sur mer. Entre 1763 et 1766, il commande trois expéditions vers les Malouines. La dernière est en réalité le point de départ de sa reconnaissance du Pacifique et de son tour du monde censés demeurer secrets selon les instructions qu’il a reçues (extrait 3, de 25 : 40 – 27 : 15).

Partie 4 - Un « philosophe expérimental »

Contemporaine des expéditions de James Cook (1728 – 1779) dont elle ne partage pas les ambitions scientifiques, la circumnavigation de Bougainville ne fait donc pas l’objet de publicité pendant son déroulement. Le public ne découvre ce voyage qu’en 1771, lorsque sa recension est imprimée par Le Breton (le concepteur de L’Encyclopédie) et qu’elle paraît à Paris chez les libraires Saillant et Nyon. Dans le paysage éditorial, y compris français, Bougainville demeure second après Cook. La première édition en in-douze de son récit est publiée comme un complément à une compilation des aventures de Cook.

>> Comptes-rendus d’une expédition secrète et à visée plus politique que scientifique, les éditions de 1771 et de 1772 du Voyage autour du monde sont peu illustrées. Pour voir une des seules planches se trouvant placée avant le début du récit et présente l’itinéraire de la circumnavigation de Bougainville.

>> Sur la différence de traitement de Cook et de Bougainville dans la presse de leur époque, voir l’article de F. Moureau, « Le rendez-vous manqué de Bougainville : du voyage au livre », Oxford, Voltaire Foundation, Studies on Voltaire N°359, 1998, p. 31-63.

Le Voyage autour du monde se donne à lire sous la forme d’un journal de bord mais la distance est grande avec les journaux officiels déposés auprès de l’Amirauté et édités plus tard par l’Imprimerie Nationale. Cependant, présenter son récit comme un document de la pratique permet à Bougainville de lui donner un statut plus savant que littéraire. En effet, alors même qu’il s’inspire des récits de voyage de l’Abbé Prévost (1697 – 1763) et de Charles de Brosses (1709 – 1777), il les dénigre dans son discours préliminaire en faisant d’eux des hommes de cabinets. Il leur reproche de n’avoir jamais rien vu de leurs yeux (extrait 4, de 34 :25 à 36 : 20). Voulant répondre à Rousseau qui présentait les voyageurs comme des menteurs et des imbéciles, Bougainville, membre de la Royal Society depuis ses 27 ans, prend soin de se présenter comme un philosophe expérimental en voyage. Revendiquant un style simple et sans passion, il réfute plusieurs mythes encore diffusés par les voyageurs britanniques de son époque, à commencer par celui des géants patagons assimilés alors aux « préadamites » de la Genèse (extrait 5, de 38 : 10 à 40 : 20).

Comme l’Histoire des deux Indes (1770) de l’abbé Raynal, Le Voyage autour du monde contient une énergique critique de la colonisation espagnole. Bougainville l’accompagne d’une sévère mise en cause du catholicisme, ravalé au rang de simple instrument de domination des Européens (extrait 6, de 42 : 20 à 43 : 40).  Il évoque à plusieurs reprises la condition effarante des peuples colonisés et assimile la misère de l’homme « sauvage » à la matérialisation de « l’état de nature » rousseauiste (extrait 7, de 44 : 30 à 45 : 40).

Partie 5 - Tahiti, morceau de bravoure du Voyage autour du monde

Quoique Bougainville ait fait seulement de rares et courtes escales pendant ses deux ans et demi de navigation, ce sont surtout les deux chapitres consacrés à son séjour de deux semaines à Tahiti en avril 1768 qui attirent l’attention des lecteurs et des commentateurs. Sa première rencontre avec les Tahitiens (en réalité, les habitants d’un seul village) est présentée comme l’arrivée dans un paradis libertin (extrait 8, de 51 : 40 à 54 : 20). Le récit s’appesantit à plusieurs reprises sur le motif de « l’hospitalité » exotique, un fantasme érotique très répandu dans la littérature du XVIIIe siècle (extrait 9, de 56 : 30 à 57 : 55). Si Bougainville décrit en détail les mœurs maritales et sexuelles des Tahitiens, il ne s’étend en revanche pas sur leurs pratiques religieuses. Sa réticence à en parler provient sans doute de difficultés de communication et d’observations trop limitées dans le temps (extrait 10, de 01 : 00 : 05 à 01 : 01 : 10). Cependant, ses sympathies athéistes qui ne pouvaient s’exprimer directement dans son ouvrage s’accordent bien avec la mise en scène d’un peuple sans religion.

>> Le fait que la tombe parisienne de Bougainville soit dépourvue de tout signe religieux est souvent avancé comme une preuve de son athéisme.

Partie 6 - La descendance littéraire et culturelle du Voyage autour du monde

Si les apports scientifiques et ethnographiques du Voyage autour du monde sont limités, l’ouvrage lance en France une mode tahitienne, relancée à la fin du siècle suivant par les tableaux de Gauguin. Le Pacifique concurrence, dans la littérature et sur la scène, l’Orient. Le Voyage autour du monde fascine également Diderot par les libertés qu’il prend avec les conventions morales et religieuses et sa théorie de l’homme naturel inspirée du Code de la Nature de l’Abbé Morelly (1717 – 1782 ?). Il lui inspire dès 1773 le Supplément au Voyage de Bougainville où le philosophe met en scène l’océan Pacifique comme « origine du monde ». Il fait écho à certains passages de la relation de voyage, à commencer par le passage où un vieillard tahitien ne se joint pas à la liesse de l’arrivée, conscient que l’arrivée des Européens est synonyme de disparition prochaine de son mode de vie (extrait 11, de 01 : 09 : 40 – 01 : 10 : 20).

Lucie Rondeau du Noyer

Références des textes lus


1. Dédicace au roi

2. Le jugement du Voyage - extrait du Supplément au Voyage de Bougainville, de Diderot

3. Appendice au Voyage – Mémoires et commissions

4. Appendice au Voyage – Discours préliminaire

5. Les Patagons – partie I, chapitre 8

6. La religion des Noirs – partie I, chapitre 2

7. Les Fuégiens – partie I, chapitre 9

8. Premiers contacts à Tahiti – partie II, chapitre 1

9. Libertinage et polygamie à Tahiti – partie II, chapitre 3

10. La religion des Tahitiens – partie II, chapitre 3

11. Le vieillard et l'explorateur – partie II, chapitre 2

Note : à l'exception des textes 1 et 4, les textes ont été nommés par nos soins (ces titres ne figurent pas dans l’œuvre). Seuls des extraits du Journal de 1771 sont lus. Vous trouverez ci-dessous la liste de l’ensemble des œuvres de Bougainville évoquées (souvent allusivement) par F. Moureau :

Traité du calcul intégral, pour servir de suite à l'Analyse des infiniment-petits de M. le marquis de l'Hôpital, Paris, H. L. Guérin & L. F. Delatour, 2 vol., 1754-1756

Voyage autour du monde par la frégate du Roi « La Boudeuse » et la flute « l'Étoile » en 1766, 1767, 1768, et 1769, Paris, Saillant et Nyon, 1771

Écrits sur le Canada. Mémoires, journal, lettres, Sillery, Septentrion, 2003

Bougainville et ses compagnons autour du monde : 1766-1769 : journaux de navigation, établis et commentés par Etienne Taillemite, Paris, Imprimerie nationale, 2006.